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Bien avant d'être une manière d'écrire, la poésie est une façon d'orienter sa vie, de la tourner vers le soleil levant de l'invisible. Le pain d'épice qu'elle cuit et qu'elle fait descendre dans un panier au bout d'une corde, de sa chambre à la rue où les enfants le mangent, le soin têtu qu'elle prend de ses rosiers et sa patience ailée devant la tyrannique langueur de sa mère – tout est pour Emily une occasion d'exercer cette empathie qui est la source claire du génie. À peine apparue, Susan rentre dans le cercle enchanté de ses soucis.
Le père de Susan tient à Amherst une taverne malfamée. La tuberculose lui prend sa mère quand elle a neuf ans. Le mauvais vin lui prend son père deux ans plus tard. Chaque âme pénètre tôt ou tard dans la maison de l'ogre. Dans la vie de la petite Susan l'ogre est un marchand de tissus marié à une de ses sœurs chez qui elle a cru trouver un abri. Le marchand la méprise d'être à sa dépendance. Dans ses yeux elle se découvre chaque matin poissarde marié à une de ses sœurs chez qui elle a cru trouver un abri. Le marchand la méprise d'être à sa dépendance. Dans ses yeux elle se découvre chaque matin poissarde – comme si pouvaient se lire sur son âme à elle les taches de lie de vin qui assombrissaient le tablier de son père hébété d'ignorance. Dès qu'elle le peut elle part, fait des travaux domestiques, gîte dans des chambres insalubres, contemple les trous de ses chaussures et découvre les livres qui apprennent que rien n'est jamais fini puisque à chaque nouvelle lecture le texte est frais comme une neige tombée la nuit.
Susan est à vingt ans une beauté sombre dont le rire donne des coups de cravache au malheur. Austin entame autour d'elle une parade hésitante. Emily, fascinée par la jeune femme, répand le bruit que son frère est « engagé ». Le village crépite de cette rumeur à laquelle Austin finit par se soumettre : il épouse celle qui, pendant plusieurs mois, refusera de se livrer avec lui à ce qu'elle appelle « les basses pratiques du mariage ». Rude, impatiente, ambitieuse, elle est parfaite : gagner l'amour d'une telle femme est comme retenir sur soi l'attention de la mère – une tâche impossible et exaltante.
Tout mariage est un subtil alliage de mort et de résurrection. Par le sien, Susan passe d'un père diffamé roulant des barriques avec le diable rouge à l'intérieur, à un beau-père devant lequel les anges en marbre blanc de la notabilité s'inclinent bien bas. Edward fait sortir de terre pour les jeunes mariés une villa à l'italienne baptisée Evergreen, de bois roux, face à celle d'Emily tout en briques orangées. Entre les deux maisons, cent mètres. Par le chemin de contrebandier qui les relie, passeront pendant trente ans des livres, des fleurs, des médicaments, des œufs, des mots d'amour et des mots de rupture qui sont la variante orageuse, au fond plus convaincante, des mots d'amour. comme si pouvaient se lire sur son âme à elle les taches de lie de vin qui assombrissaient le tablier de son père hébété d'ignorance. Dès qu'elle le peut elle part, fait des travaux domestiques, gîte dans des chambres insalubres, contemple les trous de ses chaussures et découvre les livres qui apprennent que rien n'est jamais fini puisque à chaque nouvelle lecture le texte est frais comme une neige tombée la nuit.